on approche intégrative
Nous vivons à une époque où beaucoup de choses se fragmentent : les savoirs, les identités, les appartenances, les théories sur l’humain. D’un côté, des approches très corporelles. De l’autre, des approches très psychiques. Plus loin, des modèles systémiques qui parlent de familles, d’organisations, de cultures. Et encore ailleurs, des cadres qui réfléchissent aux niveaux de conscience, à la spiritualité, aux états modifiés.
Dans cette dispersion, beaucoup de personnes arrivent en accompagnement avec la même question silencieuse : comment rassembler tout cela à l’intérieur de soi sans se perdre ?
Une approche intégrative, telle que je la comprends, ne consiste pas à additionner des outils. Elle cherche un regard capable de tenir ensemble plusieurs niveaux : le corps et l’histoire, l’individu et les systèmes, le présent et les traces anciennes, le conscient et ce qui la dépasse. Elle s’inspire des visions dites « intégrales », comme celles de la Spirale dynamique ou de certains courants de pensée systémique, qui décrivent des niveaux de conscience de plus en plus capables d’embrasser la complexité sans renier les étapes précédentes.
La dimension intégrale de la Spirale dynamique est souvent associé à cette capacité-là : penser en systèmes, reconnaître la valeur de chaque stade de développement, supporter les paradoxes, sentir que tout est relié – du biologique au symbolique – sans chercher à aplatir le réel dans une seule grille.
Dans ce contexte, accompagner devient un art de naviguer dans les torrents. Boris Cyrulnik résume la résilience par cette phrase simple : « La résilience, c’est l’art de naviguer dans les torrents. » ([Evene][2])
Une approche intégrative cherche précisément cela : une manière de traverser la complexité du vivant sans la réduire, en gardant un cap suffisamment large pour accueillir ce qui surgit, même quand cela déborde les catégories habituelles.
Tenir ensemble corps, psychisme et lien
Au cœur de cette approche, il y a un trépied : le corps, la psyché, le lien. Aucun des trois ne prend le pouvoir sur les autres.
Le corps d’abord. Il ne parle pas la même langue que la pensée, mais il ne ment pas. Tensions, douleurs récurrentes, réactions de panique ou d’engourdissement, épuisement chronique… tout cela raconte quelque chose de l’histoire vécue, parfois bien avant que les mots ne se forment. Des auteurs comme Gabor Maté ou Bessel van der Kolk ont montré combien le stress chronique, le trauma, les loyautés silencieuses peuvent s’imprimer dans le soma, jusqu’à participer à certaines maladies ou fragilités. Leur travail rappelle que « le corps n’oublie rien » et qu’il mérite d’être traité comme un sujet, pas comme un simple décor (dé-corps?).
Le psychisme, lui, n’est pas une unité compacte. Des approches comme l’IFS parlent de « parts », la psychanalyse de « formations de l’inconscient », d’autres encore de sous-personnalités. Dans ma compréhension, ce sont autant de tentatives d’organisation : des morceaux de nous qui ont pris en charge une fonction (protéger, fuir, tenir, contrôler, rêver, réparer). Lacan disait : « L’inconscient, c’est le discours de l’Autre. ».
Ce discours s’inscrit dans le corps, dans le langage, dans le rêve, dans le symptôme. Une approche intégrative écoute ces différentes voix sans chercher trop vite à les harmoniser.
Reste le lien. Nous sommes des êtres de relation, biologiquement, psychiquement, symboliquement. Tout ce qui nous blesse le plus profondément se joue rarement tout seul ; cela se joue dans des liens, réels ou fantasmés. Toute réparation durable passe aussi par des liens : des rencontres suffisamment sûres, des présences qui ne fuient pas quand le chaos arrive, des relations qui permettent à l’organisme d’apprendre qu’il peut à nouveau se détendre. La CNV, par exemple, aide à honorer le contenu de l’expérience et les besoins en jeu ; l’approche systémique, elle, donne du sens aux mouvements de la relation, aux loyautés, aux cercles qui se répètent.
Dans une approche intégrative, on ne choisit pas entre « travail corporel » et « travail de parole », entre « psychisme individuel » et « système relationnel ». On accueille la circulation entre ces plans. Une séance peut commencer par la description très concrète d’une douleur dans la poitrine, passer par un conflit familial actuel, toucher une mémoire d’enfance, et se terminer dans un silence habité où le corps respire autrement.
Couches du temps, du transgénérationnel au présent
Toute souffrance ne vient pas du passé. Mais aucune souffrance n’est seulement du présent.
Une approche intégrative lit les difficultés comme des noeuds de temporalités. Il y a le temps transgénérationnel : ce qui se transmet sans être dit, les deuils non faits, les secrets, les exils, les croyances familiales sur la valeur, la honte, la réussite, le corps, la sexualité. La psychogénéalogie a montré combien certains scénarios peuvent se répéter sur plusieurs générations, jusque dans les prénoms, les métiers, les maladies, les accidents.
Il y a le temps de l’histoire personnelle : les attachements précoces, les ruptures, les trahisons, les violences, mais aussi les appuis, les rencontres, les tuteurs de résilience dont parle Cyrulnik. Les événements ne pèsent jamais seuls ; ce qui compte, c’est avec qui on les a traversés, comment ils ont été reconnus ou niés, si un sens a pu s’esquisser.
Il y a enfin le temps de l’ici-et-maintenant : ce qui se rejoue dans la vie actuelle, dans le couple, la parentalité, le travail, les engagements. Et ce qui se rejoue dans la relation d’accompagnement elle-même : la manière d’entrer en contact, de dire ou de taire, de se méfier ou de se livrer.
L’approche intégrative ne sépare pas ces couches. Elle ne réduit pas non plus la personne à son passé. Elle voit plutôt chaque symptôme comme un compromis entre ces temporalités : une manière, parfois coûteuse, de rester fidèle à quelque chose (une lignée, une promesse, une peur, un idéal) tout en continuant à vivre. Dans ce sens, « travailler le trauma » peut vouloir dire autant honorer une mémoire transgénérationnelle que reconnaître une blessure individuelle très précise, ou encore transformer une situation actuelle qui ne convient plus.
Le niveau intégral de la Spirale dynamique aide ici à percevoir comment chaque époque, chaque génération, chaque milieu familial s’organise autour de systèmes de valeurs différents. Ce que l’on appelle « normal » dans une famille peut être vécu comme violent dans une autre ; ce qui était adaptatif pour des grands-parents (par exemple se taire pour survivre) peut devenir étouffant pour les petits-enfants. Une approche intégrative tient compte de cette écologie du temps.
États de conscience et langages profonds
Nous n’habitons pas toujours le même état de conscience. Parfois on est dans un état très contracté, obsédé par un problème, prisonnier d’un scénario intérieur. Parfois, au contraire, quelque chose s’élargit : on se sent plus vaste, plus relié, les choses se connectent autrement. Il peut s’agir d’instants de contemplation, de certains rêves, de moments de création, de méditation, de transe douce, ou d’expériences plus intenses encore.
Le travail de Stanislav Grof sur les états modifiés de conscience a mis en lumière combien ces états pouvaient ouvrir des espaces de résolution, réorganiser la manière dont la psyché tient ensemble le trauma, l’histoire, le sens. Il a montré que, dans des cadres sûrs et soigneusement préparés, l’activation de ces états pouvait faire remonter des couches très profondes d’expérience, parfois au-delà de la biographie, et permettre une intégration nouvelle.
Dans une approche intégrative, ces états ne sont ni recherchés pour eux-mêmes, ni rejetés comme des curiosités. Ils sont compris comme des fonctions du vivant : des moments où le système s’ouvre, tente une réorganisation, cherche un langage à la hauteur de ce qui n’a pas pu être dit autrement. Cette ouverture peut advenir dans un simple tremblement du corps, dans une respiration profonde qui change la qualité du silence, dans un rêve qui insiste, dans l’ombre d’une expérience psychédélique passée qui revient demander sens et intégration.
Ces expériences appellent des langages adaptés. Il y a le langage somatique (ce que le corps fait, sent, rejoue), le langage émotionnel (les vagues qui montent et descendent), le langage narratif (comment on se raconte), et le langage symbolique. Paul Ricœur disait : « Le symbole donne à penser. »
Les images, les mythes, les rêves, les intuitions ne sont pas là pour décorer l’expérience ; ils la structurent. Ils offrent un pont entre le vécu brut et la pensée, entre le chaos et une forme partageable.
C’est là que se croisent plusieurs traditions : le système RSI de Lacan (Réel, Symbolique, Imaginaire), les approches de la transe (Grof et d’autres), les pratiques d’écriture, de dessin, de rituel intime. L’approche intégrative ne sacralise aucune de ces entrées, mais elle reconnaît leur puissance pour donner une forme habitables aux expériences extrêmes.
Lire l’humain à plusieurs niveaux
Une vision intégrative de l’humain s’appuie sur une intuition simple : aucune grille ne suffit à elle seule.
On peut imaginer quatre grandes manières de lire ce qui se passe. L’intérieur d’une personne : ses ressentis, ses croyances, ses valeurs, ses rêves. L’extérieur d’une personne : son corps, sa physiologie, ses comportements observables. L’intérieur du collectif : les cultures, les histoires partagées, les mythes familiaux, les atmosphères implicites. L’extérieur du collectif : les organisations, les règles, les rapports de force, les contextes socio-économiques. Cette manière de cartographier le réel, proche des modèles intégrals à la Ken Wilber, permet de voir où l’on regarde, et ce qu’on oublie.
La Spirale dynamique ajoute une autre lecture : chaque individu, chaque groupe, chaque institution se situe à un certain niveau de développement de valeurs, du plus centré sur la survie au plus global et holistique.
Une approche intégrative inspirée par le niveau de conscience intégral ne cherche pas à « monter » les personnes vers un étage jugé supérieur. Elle cherche d’abord à reconnaître à quel niveau la souffrance parle, avec quelles valeurs, quelles peurs, quelles priorités.
Une personne épuisée par la performance peut être enfermée dans une logique très « rationnelle et compétitive » ; quelqu’un d’autre souffrira d’être écartelé entre des valeurs communautaires fortes et un désir d’autonomie ; une troisième sera prise dans des loyautés familiales invisibles qui contredisent ses aspirations.
La CNV peut éclairer les besoins au niveau de l’expérience intérieure. Les approches somatiques permettent au corps de desserrer son emprise. Les outils systémiques (constellations, lecture des cycles interactionnels, travail sur les places et les alliances) donnent du sens aux dynamiques de groupe. La théorie polyvagale propose une compréhension fine des états de sécurité, de mobilisation, de figement et de leur impact sur la relation. Les approches des « parts internes » (IFS et autres) honorent la multiplicité psychique au lieu de la pathologiser.
Dans une approche intégrative, ces outils ne sont que des portes. Ce qui compte, c’est la capacité à sentir de quel niveau il est pertinent de s’approcher à un moment donné : travailler avec le soma, avec une mémoire transgénérationnelle, avec un attachement précoce, avec une valeur de la Spirale qui résiste, avec un symbole qui insiste. L’enjeu n’est pas de tout faire à chaque séance, mais de ne pas réduire l’humain à un seul de ces registres.
Posture intégrative, manière d’être plus qu’une méthode
Au bout du compte, l’approche intégrative est moins une boîte à outils qu’une position dans le monde.
Cette position s’inspire de la conscience intégrale : elle sait que le réel est trop vaste pour être saisi par un seul récit. Elle ne diabolise pas les niveaux précédents de la Spirale : les besoins de sécurité, d’appartenance, de structure, de réussite, de solidarité restent légitimes. Elle cherche plutôt à articuler ces dimensions au lieu de les opposer.
Dans la relation d’accompagnement, cela se traduit par une forme d’humilité active. Reconnaître que chaque symptôme a eu un sens à un moment donné. Que chaque système familial a fait du mieux qu’il pouvait avec ses ressources, même s’il a produit de la blessure. Que chaque état de conscience – y compris les plus déroutants – tente, à sa manière, de protéger quelque chose de précieux.
La posture intégrative refuse les frontières rigides : entre corps et esprit, entre psychologie et spiritualité, entre individuel et collectif, entre normal et pathologique. Elle ne cherche pas pour autant à tout confondre. Elle travaille au contraire les distinctions fines : qu’est-ce qui relève d’un trauma non intégré, d’un conflit de valeurs, d’une pression sociale, d’un attachement insécurisé, d’une quête spirituelle, d’un état neurophysiologique particulier ?
Dans cette perspective, accompagner une personne, c’est accepter de se laisser déplacer par la complexité de son monde. C’est tenir un fil de continuité pendant qu’elle traverse des passages, des deuils, des réorganisations profondes. C’est s’appuyer sur des références solides (Cyrulnik, Maté, van der Kolk, Grof, Wilber et bien d’autres) sans jamais enfermer l’autre dans un modèle.
Conclusion
Mon approche intégrative pourrait se résumer ainsi : une manière de lire l’humain à plusieurs niveaux en même temps, en honorant ce qui se joue dans le corps, dans la psyché, dans les liens, dans les lignées, dans les systèmes et dans les états de conscience.
Les outils que je connais – CNV, approches somatiques, systèmes de parts internes, pratiques de transe et de symbolisation, références à la Spirale dynamique ou à la théorie intégrale – ne sont que des langages disponibles. Ils s’inscrivent eux-mêmes dans quelque chose de plus vaste : le mouvement du vivant qui cherche une forme plus cohérente pour se déployer.
Accompagner, dans cette perspective, ce n’est pas imposer un modèle ni produire un changement spectaculaire. C’est offrir un espace suffisamment vaste et incarné pour que le système vivant qu’est une personne puisse, à son rythme, réorganiser ses liens, relire son histoire, écouter son corps, accueillir ses symboles, et peut-être, peu à peu, se reconnaître dans une conscience plus intégrée de lui-même et du monde.
Bibliographie indicative
Boris Cyrulnik — Un merveilleux malheur
Gabor Maté — Quand le corps dit non. Le stress qui démolit
Bessel van der Kolk — Le corps n’oublie rien
Ken Wilber — Une brève histoire de tout
Stanislav Grof — Pour une psychologie du futur. Le potentiel de guérison des états modifiés de conscience
