e-liance : l’art de re-lier le vivant
Il existe, au cœur de chaque existence humaine, une force discrète mais décisive : la capacité de faire lien. Lien à soi, lien à l’autre, lien au monde. Quand ces fils s’assouplissent, se tendent ou se rompent, quelque chose de notre vitalité s’éteint. Et lorsqu’ils se retissent, même fragilement, nos paysages intérieurs se remettent à respirer.
La démarche de Re-liance naît de cette intuition simple : nous sommes faits de relations. Non par accident, mais par nature profonde. « L’homme est un animal prosocial », disent les biologistes ; « nous sommes tissés d’attachements », confirme la psychologie contemporaine. Les grandes études longitudinales, comme la fameuse étude de Harvard sur le bonheur et la longévité, convergent vers une évidence : la qualité des relations est le facteur le plus déterminant pour vivre longtemps et en bonne santé.
Dans une époque où les liens se distendent, où la solitude gagne du terrain et où les réseaux saturent sans véritablement relier, il devient vital de redécouvrir l’art de re-lier, de réparer, de retisser. De re-ligare — ce mouvement vivant qui rend le monde habitable.
Notions importantes
À l’origine de Re-liance, il y a une vision holistique du vivant : chaque être humain est un nœud de fils, plongé dans la grande tapisserie du monde. Certains fils sont visibles — la famille, les amis, la communauté. D’autres sont souterrains : les héritages, les attachements précoces, les mémoires du corps, les symboles qui nous habitent.
Étymologiquement, retisser renvoie au geste patient du tisserand qui reconnaît une déchirure dans la trame. Il ne remplace pas la toile : il restaure, point après point, pour que l’ensemble retrouve sa cohérence. La racine indo-européenne teks- (tisser, fabriquer) a donné « texture », « texte », mais aussi « contexte » : ce dans quoi on est tissé.
Le mot religare, « relier », rappelle qu’avant toute croyance, la religion était une manière de recoudre le visible et l’invisible, de rendre cohérent ce qui nous dépasse. La reliance se situe dans cette filiation symbolique : elle relie ce qu’on croyait séparé.
Regards croisés
La théorie de l’attachement nous rappelle que sans lien sûr, le développement humain se grippe. Winnicott disait : « Un bébé seul, ça n’existe pas ». Non pour nier l’individu, mais pour rappeler que l’humain se constitue dans la relation.
La systémie montre que chaque personne est reliée à un ensemble plus vaste. Le symptôme n’est jamais isolé : il est une parole du système. Dans cette perspective, réparer un lien intérieur ouvre toujours une transformation extérieure.
La CNV, les travaux de Jacques Salomé, l’IFS ou la psychologie humaniste abordent chacun à leur manière la dynamique du lien : dialogue des parts, écoute, réciprocité, sécurité intérieure. Malgré leurs différences, ces approches soulignent une même réalité : la relation n’est pas un outil, mais un milieu vivant.
Elle est un espace où se rencontrent nos dimensions psychiques, corporelles, symboliques et sociales. Une respiration entre soi, l’autre et le monde.
Impacts concrets du lien
Lorsque nos liens sont vivants, quelque chose circule : confiance, curiosité, repos, élan. Lorsque le lien se fendille, la vie se rétrécit. Le corps en porte les traces : tensions, anxiété, fatigue existentielle.
À l’échelle collective, l’effritement du lien produit des sociétés plus polarisées, des relations plus défensives, des institutions plus rigides. Les sociologues comme Mauss ou Bourdieu ont montré combien nos structures sociales reposent sur la qualité des échanges, même implicites.
Retisser les liens — intérieurs, familiaux, sociaux — n’est pas une quête privée. C’est une manière d’irriguer la communauté humaine. « Il n’y a pas de liberté sans lien », écrivait Simone Weil. Le lien n’enferme pas ; il rend possible la liberté.
Nature régénérative du vivant
Dans ma compréhension, la reliance s’enracine dans une observation du vivant : tout organisme cherche naturellement la réparation. Les tissus cicatrisent, les systèmes s’ajustent, la forêt repousse après l’incendie. Le psychanalyste Donald Winnicott évoquait cette « tendance naturelle à la guérison ».
Le lien thérapeutique s’inscrit dans ce mouvement. Il ne « répare » pas l’autre ; il soutient temporairement ses processus de restauration. Quand l’être retrouve un espace suffisamment sûr, les fils internes se réorganisent. Le corps relâche, l’émotion se décante, la pensée s’éclaire.
Alors réapparaissent la confiance, l’élan, la capacité à s’engager dans des liens plus fonctionnels. Le soin n’est pas une substitution ; c’est un appui provisoire pour que le vivant retrouve sa danse.
Réparer en soi, retisser dehors
La reliance contient ce principe essentiel : ce qui se restaure à l’intérieur se reflète à l’extérieur. Les relations sont des terrains d’expérimentation, des paysages mouvants où se rejouent nos histoires, nos fragilités, nos possibles.
Quand une part blessée se sent reconnue, quand une émotion longtemps tue trouve un espace où respirer, quand une mémoire gagne en sens, les liens extérieurs changent de forme.
On comprend mieux ce que disait Gandhi : « Sois le changement que tu veux voir dans le monde ». Ce n’est pas un impératif moral. C’est un constat systémique.
Le monde se reconfigure lorsque la trame intérieure se transforme.
Ouverture au sensible
Retisser ne concerne pas seulement nos pensées : c’est une dynamique qui traverse le corps, les émotions, l’imaginaire. Nous avons besoin de nos deux cerveaux : le rationnel et l’émotionnel. L’un éclaire, l’autre ressent. Leur danse tisse de la cohérence.
L’art occupe une place essentielle dans ce mouvement. Il relie ce que les mots n’atteignent pas. Le geste artistique — trace, voix, mouvement, couleur — ouvre des passages entre l’inconscient et la conscience, entre l’indicible et le partageable.
« L’art, comme la reliance, est un geste de liaison. Une manière de rendre habitable l’indicible. »
Dans la tapisserie du vivant, l’art révèle des fils invisibles. Il relie les plans du corps, de la psyché, du symbolique. Il permet aux mondes intérieurs de trouver une forme partageable.
Conclusion
Le lien n’est jamais figé. Il se tisse, se détisse, se retisse. La reliance n’est pas un état final : c’est un chemin vivant, une manière d’habiter le monde en prenant soin des fils qui nous traversent et nous relient.
Elle nous rappelle que nous ne sommes jamais isolés : nous sommes un carrefour de relations, une parcelle de la grande tapisserie humaine.
Retisser les fils, c’est permettre au monde de redevenir habitable — en soi, avec l’autre, et autour de soi.
Bibliographie
- Boris Cyrulnik, De chair et d’âme.
- Jacques Salomé, Le courage d’être soi.
- Thomas d’Ansembourg, Cessez d’être gentil, soyez vrai.
- Pascal Chabot, Traité des libres qualités.
- Donald W. Winnicott, Jeu et réalité.
